Il y a cinquante ans, près d'un million de pieds-noirs arrivèrent sur le sol métropolitain, tout à la fois terre mère patrie, terre d'accueil et terre d'exil. La majorité se dilua dans l'espace social tenant leur piednoiritude à distance. D'autres militèrent pour que leur cause soit reconnue et firent entendre leur voix dont l'écho ne franchit que très rarement leurs niches associatives.
De l'Algérie, les premiers n'en parlèrent pas, ou si peu. Les plus bruyants, "forts en gueule" à l'extérieur de leurs familles, ne s'en ouvrirent pas plus à leurs enfants. Tous reprirent à leur compte le "Se souvenir toujours et n'en parler jamais" que me confia l'un d'entre eux. Pourtant, l'Algérie était sans cesse présente, tapie dans les consciences, surgissant au hasard d'un repas, d'une fête ou d'un deuil, colorant à nouveau les mots de sonorités et d'expressions en provenance de là-bas. Cinquante ans après cet exode, les blessures sont toujours présentes. Mais de quelles blessures s'agit-il ? On ne connaît d'elles que celles qui précédèrent l'exode de 1962 et que l'on associe à la guerre d'Algérie.
Là n'est pas l'essentiel. Le véritable traumatisme est à rechercher dans l'indifférence qui accompagna leur arrivée, puis dans la stigmatisation qui s'ensuivit. Nul ne s'est interrogé sur les véritables raisons de cet accueil qui vit des arrivants qui, certes, avaient pactisé avec l'OAS et remis en cause les fondements de la République, mais que l'on associa, très injustement, à une guerre, aussi folle que sale, conduite par un Etat, terre des lumières et des droits de l'homme. Une guerre qui ne fut jamais conduite pour eux, mais en leur nom et pour servir des intérêts économiques et géopolitiques qui les dépassaient. Ils connurent l'état de sidération causé par un exode non accompagné, la coupure avec leurs racines, l'abandon de la terre des ancêtres fondateurs et de leurs dépouilles, enfin, et surtout, la perte du lien social qui liait cette communauté d'immigrés. Ils apprirent que le patriotisme que leur avait appris la République pour servir ses intérêts était une forme d'extrémisme et que leur nostalgie n'était qu'un relent de leur colonialisme. Ignorés, rejetés, stigmatisés par une "mère" patrie qui ne reconnaissait pas ses enfants d'hier, les pères se turent frappant d'interdit leur histoire et leur mémoire.
Trois années d'entretiens à exhumer les blessures de trois générations de pieds-noirs m'ont révélé que c'est au moment de l'exode que la "mère" aurait dû tendre les bras et prononcer les mots qui auraient pu ouvrir la voie de leur résilience. Elle ne le fit pas et ce silence fut leur premier exil, psychologique bien plus que physique. Ce traumatisme, figeant les consciences à ce moment de leur histoire, permet de comprendre les actions sporadiques, quelquefois maladroites, de leurs enfants les plus bruyants qui n'ont pas oublié les blessures de leurs pères et qui veulent les dire par fidélité à leur mémoire. Ces mois de mai et juin 2012, forts en symboles, auraient dû être ceux de la réconciliation. Les mots non dits alors auraient pu, auraient dû l'être pour que l'ouvrage de mémoire puisse être enfin tricoté à deux.
Cela n'a pas été fait. Pourquoi ? Parce que cinquante ans après, la France à encore mal à ses colonies, à son Algérie, à sa guerre insensée avec la torture en point d'orgue. "Guérirons-nous" titrait l'éditorial de Michel Lefebvre dans le hors-série du Monde consacré à la guerre d'Algérie – lequel, traitant de mémoires parallèles, ne leur accorda pas une ligne. Ainsi, mai 2012 vit les projecteurs médiatiques pointer sur les accords d'Évian et le devenir de l'Algérie. La télévision consacra de longues heures à exhumer les faits pour comprendre cette guerre et son histoire.
Universitaire, sachant ce que la mémoire des peuples doit à la connaissance de leur histoire, je conviens que la démarche est salutaire. Cela doit-il pourtant se faire dans l'ignorance des pieds-noirs "laissés pour compte" ? En effet, d'eux il ne fut point question, sauf à de très rares occasions, en contrepoint, juste pour donner de la "chair" aux arguments.
Ainsi la France, trop préoccupée à chercher le sens de son histoire n'a pu questionner ni cet invraisemblable exode qui a vu près d'un million des siens jeté sur son sol sans le moindre regard de compassion, ni la façon dont les enfants des exilés d'hier accomplissent aujourd'hui leur résilience. Cinquante ans plus tard, ce lourd silence nourrit leur deuxième et dernier exil dans la conscience nationale.
Hubert Ripoll est l'auteur de Mémoire de là-bas : une psychanalyse de l'exil, éditions de L'Aube, 2012.