"Pour une politique de civilisation", entretien avec Edgar Morin (n° 28 - 1997)



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Dans son dernier ouvrage, Une politique de civilisation [1], Edgar Morin approfondit ses analyses sur l’état du monde, déjà développées dans Terre-Patrie, et propose une réforme de la politique et de la pensée, capables de nous faire dépasser la crise multiforme et planétaire que nous traversons.


Label France : Depuis des années, on s’accorde à reconnaître que nos sociétés traversent une crise économique, sociale et politique. Pourquoi la jugez-vous fondamentale ?

Edgar Morin : Tout ce qui a constitué le visage lumineux de la civilisation occidentale présente aujourd’hui un envers de plus en plus sombre. Ainsi, l’individualisme, qui est l’une des grandes conquêtes de la civilisation occidentale, s’accompagne de plus en plus de phénomènes d’atomisation, de solitude, d’égocentrisme, de dégradation des solidarités. Autre produit ambivalent de notre civilisation, la technique, qui a libéré l’homme d’énormes dépenses énergétiques pour les confier aux machines, a dans le même temps asservi la société à la logique quantitative de ces machines.

L’industrie, qui satisfait les besoins d’un large nombre de personnes, est à l’origine des pollutions et des dégradations qui menacent notre biosphère. La voiture apparaît, à cet égard, au carrefour des vertus et des vices de notre civilisation. La science elle-même, dont on pensait qu’elle répandait uniquement des bienfaits, a révélé un aspect inquiétant avec la menace atomique ou celle de manipulations génétiques.

Ainsi, on peut dire que le mythe du progrès, qui est au fondement de notre civilisation, qui voulait que, nécessairement, demain serait meilleur qu’aujourd’hui, et qui était commun au monde de l’Ouest et au monde de l’Est, puisque le communisme promettait un avenir radieux, s’est effondré en tant que mythe. Cela ne signifie pas que tout progrès soit impossible, mais qu’il ne peut plus être considéré comme automatique et qu’il renferme des régressions de tous ordres. Il nous faut reconnaître aujourd’hui que la civilisation industrielle, technique et scientifique crée autant de problèmes qu’elle en résout.

LF : Cette crise ne concerne-t-elle que les sociétés occidentales ?

Cette situation est celle du monde dans la mesure où la civilisation occidentale s’est mondialisée ainsi que son idéal, qu’elle avait appelé le « développement ». Ce dernier a été conçu comme une sorte de machine, dont la locomotive serait technique et économique et qui conduirait par elle-même les wagons, c’est-à-dire le développement social et humain.

Or, nous nous rendons compte que le développement, envisagé uniquement sous un angle économique, n’interdit pas, au contraire, un sous-développement humain et moral. D’abord dans nos sociétés riches et développées, et ensuite dans des sociétés traditionnelles.

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L’ensemble de nos anciennes solutions sont aujourd’hui, ainsi, remises en question, ce qui provoque des défis gigantesques pour nous et la planète notamment face à la menace venant de l’économie dite mondialisée, dont on ignore encore si les bienfaits qu’elle promet sous la forme d’élévation du niveau de vie ne vont pas être payés par des dégradations de la qualité même de la vie.

Cette dégradation de la qualité par rapport à la quantité est la marque de notre crise de civilisation car nous vivons dans un monde dominé par une logique technique, économique et scientifique. N’est réel que ce qui est quantifiable, tout ce qui ne l’est pas est évacué, de la pensée politique en particulier. Or, malheureusement, ni l’amour, ni la souffrance, ni le plaisir, ni l’enthousiasme, ni la poésie n’entrent dans la quantification.

Je crains que la voie de la compétition économique accélérée et amplifiée ne nous conduise qu’à un accroissement du chômage. La tragédie, c’est que nous n’avons pas de clé pour en sortir. Nos outils de pensée, nos idéologies, comme le marxisme, qui pensait malheureusement à tort qu’en supprimant la classe dirigeante on supprimerait l’exploitation de l’homme par l’homme, ont fait la preuve de leur échec. Nous sommes donc un peu perdus.

LF : Est-ce qu’une situation limite comparable à la nôtre a déjà existé par le passé ?

Ce développement technique, économique et scientifique, avec ses effets propres, est un phénomène unique dans l’histoire. Mais des situations limites se sont déjà produites. Lorsqu’un système donné se trouve saturé par des problèmes qu’il ne peut plus résoudre, il y a deux possibilités : soit la régression générale, soit un changement de système.

Le cas de la régression est illustré par celui de l’Empire romain. Comme on le sait aujourd’hui, ce ne sont pas les barbares qui ont provoqué sa chute, mais le fait qu’il a été incapable de se transformer et de résoudre ses problèmes économiques. A l’inverse, la naissance des sociétés historiques, il y a dix mille ans au Moyen-Orient, avec le passage de petits groupes nomades de chasseurs-ramasseurs à l’agriculture et leur sédentarisation dans le cadre de villages..., constitue un exemple réussi de dépassement d’un système d’organisation trop compartimenté ou dispersé pour résoudre les problèmes posés par une grande concentration de population/

LF : Lors de ces mutations, on franchit un cap et on change d’échelle en réalité. Est-il dans la logique du devenir des sociétés humaines d’accéder à l’étape de la mondialisation, que vous appelez aussi « l’ère planétaire », et qui est surtout perçue comme un danger aujourd’hui ?

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En effet, parce qu’incontrôlée elle s’accompagne de régressions multiples. Mais, c’est une possibilité qui pourrait être souhaitable. La mondialisation a évidemment un aspect très destructeur, d’anonymisation, de ratissage des cultures, d’homogénéisation des identités. Mais, elle représente aussi une chance unique de faire communiquer et se comprendre les hommes des différentes cultures de la planète, et de favoriser les métissages.

Cette étape nouvelle ne pourra venir que si nous enracinons dans notre conscience le fait que nous sommes des citoyens de la Terre tout en étant Européens, Français, Africains, Américains..., qu’elle est notre patrie, ce qui ne nie pas les autres patries. Cette prise de conscience de la communauté de destin terrestre est la condition nécessaire de ce changement qui nous permettrait de copiloter la planète, dont les problèmes sont devenus inextricablement mêlés. Faute de quoi, on connaîtra l’essor des phénomènes de « balkanisation », de repli défensif et violent sur des identités particulières, ethniques, religieuses, qui est le négatif de ce processus d’unification et de solidarisation de la planète.

LF : Ces problèmes planétaires, qui dépassent la compétence des Etats-nations, nécessiteraient des réponses politiques planétaires. Est-ce à dire qu’il faudrait instaurer un gouvernement mondial avec les risques totalitaires que cela comporte ?

Pas du tout. Ce que je crois, c’est qu’il faut incontestablement espérer que se mette en place une confédération mondiale, qui serait elle-même une confédération de confédérations à l’échelle des continents, dont l’Europe pourrait être un modèle et un exemple. Il faudrait créer des instances mondiales pour réguler des problèmes vitaux comme l’écologie, le nucléaire, et le développement économique, qui, en raison de ses conséquences socio-culturelles, ne devrait pas échapper au contrôle politique.

LF : Mais l’essentiel de la politique de civilisation devrait être mis en oeuvre au niveau de chaque pays. Quelles en sont les finalités et les grandes lignes ?

S’il y a une crise de civilisation, c’est parce que les problèmes fondamentaux sont considérés en général par la politique comme des problèmes individuels et privés. Cette dernière ne perçoit pas leur interdépendance avec les problèmes collectifs et généraux. La politique de civilisation vise à remettre l’homme au centre de la politique, en tant que fin et moyen, et à promouvoir le bien-vivre au lieu du bien-être. Elle devrait reposer sur deux axes essentiels, valables pour la France, mais aussi pour l’Europe : humaniser les villes, ce qui nécessiterait d’énormes investissements, et lutter contre la désertification des campagnes.

LF : On vous opposera alors le problème du financement de ces grands projets en temps de crise...

Bien sûr, mais parce que l’on réfléchit à partir de budgets séparés. Il serait urgent de créer un système comptable qui chiffre les conséquences écologiques et sanitaires de nos maux de civilisation.

LF : Des millions d’années après son apparition, l’homo sapiens vous paraît en être encore au stade de la préhistoire sur le plan de l’esprit et du comportement. En quoi notre mode de pensée et d’appréhension de la réalité est-il un handicap au dépassement de nos problèmes actuels ?

Il n’y a de connaissance pertinente que si on est capable de contextualiser son information, de la globaliser et de la situer dans un ensemble. Or, notre système de pensée, qui imprègne l’enseignement de l’école primaire à l’université, est un système qui morcelle la réalité et rend les esprits incapables de relier les savoirs compartimentés en disciplines. Cette hyperspécialisation des connaissances, qui mène à découper dans la réalité un seul aspect, peut avoir des conséquences humaines et pratiques considérables dans le cas, par exemple, des politiques d’infrastructures, qui négligent trop souvent l’environnement social et humain. Elle contribue également à déposséder les citoyens des décisions politiques au profit des experts.

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La réforme de la pensée enseigne à affronter la complexité à l’aide de concepts capables de relier les différents savoirs qui sont à notre disposition en cette fin de XXe siècle. Elle est vitale à l’heure de l’ère planétaire, où il est devenu impossible, et artificiel, d’isoler au niveau national un problème important. Cette réforme de pensée, qui elle-même nécessite une réforme de l’éducation, n’est en marche nulle part alors qu’elle est partout nécessaire.

Au XVIIe siècle, Pascal avait déjà compris combien tout est lié, reconnaissant que « toute chose est aidée et aidante, causée et causante » - il avait même le sens de la rétroaction, ce qui était admirable à son époque -, « et tout étant lié par un lien insensible qui relie les parties les plus éloignées les unes des autres, je tiens pour impossible de connaître les parties si je ne connais le tout comme de connaître le tout si je ne connais les parties ». Voilà la phrase clé. C’est à cet apprentissage que devrait tendre l’éducation.

Mais, malheureusement, nous avons suivi le modèle de Descartes, son contemporain, qui prônait lui le découpage de la réalité et des problèmes. Or, un tout produit des qualités qui n’existent pas dans les parties séparées. Le tout n’est jamais seulement l’addition des parties. C’est quelque chose de plus.

LF : Vous proposez de dépasser l’antagonisme traditionnel entre le particulier et l’universel. Pourquoi n’est-il pas contradictoire de « vouloir sauvegarder la diversité des cultures et développer l’unité culturelle de l’humanité » ?

Il est indispensable de pouvoir penser l’unité du multiple et la multiplicité de l’un. On a trop tendance à ignorer l’unité du genre humain lorsque l’on voit la diversité des cultures et des coutumes et à gommer la diversité lorsque l’on perçoit l’unité. Le vrai problème est d’être capable de voir l’un dans l’autre puisque le propre de l’humain réside précisément dans ce potentiel de diversité, laquelle ne saurait remettre en cause l’unité humaine tout à la fois anatomique, génétique, cérébrale, intellectuelle et affective.

Ainsi, on comprend que le général et le particulier ne sont pas ennemis puisque le général lui-même est singulier. L’espèce humaine est singulière par rapport aux autres espèces, et elle produit des singularités multiples. Notre univers lui-même est singulier, mais il produit de la diversité. Il faut toujours être capable de penser l’un et le multiple, car les esprits incapables de concevoir l’unité du multiple et la multiplicité de l’un ne peuvent que promouvoir l’unité qui homogénéise ou les multiplicités qui se referment en elles-mêmes.

LF : Pour régénérer la démocratie, vous prônez de se ressourcer aux valeurs de la trinité républicaine « liberté, égalité, fraternité ». En quel sens doit-on repenser leurs rapports ?

Ce qui est intéressant, c’est que cette formule est complexe, les trois termes sont à la fois complémentaires et antagonistes. La liberté toute seule tue l’égalité et même la fraternité. Imposée, l’égalité détruit la liberté sans réaliser la fraternité. Quant à la fraternité, qui ne peut être instituée par décret, elle doit réguler la liberté et réduire l’inégalité. C’est une valeur qui relève en fait de la liaison de soi-même avec l’intérêt général, c’est-à-dire profondément du civisme. Là où dépérit l’esprit citoyen, là où l’on cesse de se sentir responsable et solidaire d’autrui, la fraternité disparaît. Ces trois notions sont donc très importantes. Il y a des moments historiques où le problème crucial est celui de la liberté, surtout dans des conditions d’oppression, comme sous l’Occupation en France, et il y en a où le problème majeur est celui de la solidarité, ce qui est le cas aujourd’hui.

LF : Au niveau européen, vous êtes favorable à un modèle de fédération des Etats. Quel pourrait être le rôle de la France ?

La France pourrait jouer un rôle pionnier parce que sa culture possède un héritage d’universalisme, de foi civique, républicaine et patriotique, mais aussi parce que la France est le seul pays européen qui, depuis le XIXe siècle, est un pays d’immigration, alors que tous les autres sont des pays d’émigration. Elle a hérité d’une tradition d’intégration des étrangers, par l’école et la naturalisation, automatique pour les enfants nés en France depuis la Troisième République [1870]. Jamais euphorique au départ, cette intégration, qui continue à fonctionner malgré des difficultés particulières en temps de crise, explique qu’un quart de la population française actuelle ait des ascendants étrangers. Enfin, du fait de son ex-empire colonial, la France a pu reconnaître comme Français des Martiniquais ou des Vietnamiens, c’est-à-dire des personnes d’une autre couleur de peau. Dans le modèle français, l’identité nationale a toujours été transmise par l’école républicaine et l’enseignement de l’histoire de France. Les enfants assimilaient Vercingétorix, Rome, Clovis, c’est-à-dire une histoire très riche, et du reste très intéressante, car la mythologie française exalte à la fois un héros de l’indépendance, Vercingétorix, mais ne traite pas de collaborateurs les Gaulois, qui eux-mêmes ont été romanisés. Ainsi, la France, dès son origine, accepte le métissage avec les Romains, puis avec les Germains. Constituée à partir d’un tout petit royaume, l’Ile-de-France, qu’elle a élargi en intégrant au fil des siècles des régions hétérogènes, la France se caractérise en fait par un processus de francisation permanente.

LF : Votre diagnostic conclut à une situation « logiquement désespérée ». Qu’est-ce qui, pourtant, vous porte à l’espoir ?

Je pense que nous devons nous ouvrir aux échanges. De même que l’Asie s’est ouverte à la technique occidentale, nous devons nous ouvrir à l’apport des civilisations asiatiques, bouddhiste et hindouiste notamment, pour la part qu’elles ont faites au rapport entre soi et soi, entre son esprit, son âme et son corps, que notre civilisation productiviste et activiste a totalement négligé. Nous avons beaucoup à apprendre des autres cultures. De même que la Renaissance s’est produite parce que l’Europe médiévale est revenue à la source grecque, nous devons aujourd’hui chercher une nouvelle renaissance en puisant aux sources multiples de l’univers.

Les raisons de l’espoir viennent aussi du fait que nous sommes dans la préhistoire de l’esprit humain, ce qui signifie que les capacités mentales humaines sont encore sous-exploitées, notamment sur le plan des relations avec autrui. Nous sommes des barbares dans nos relations avec autrui, pas seulement dans les rapports entre religions et peuples différents mais au sein même d’une famille, entre parents, où la compréhension fait défaut.

D’autre part, l’histoire nous enseigne qu’il faut miser sur l’improbable. J’ai vécu historiquement deux fois la victoire de l’improbable. D’abord, avec la défaite du nazisme en 1945, alors que la victoire allemande était probable en Europe en 1941, et puis avec l’effondrement du système communiste en 1989-90. Le pire n’est jamais certain et « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », comme le dit Hölderlin qui nous rappelle que le danger va nous aider peut-être à nous en sortir, à condition d’en prendre conscience.

Propos recueillis par Anne Rapin
Repères

Edgar Morin est l’un des penseurs français les plus importants de son époque, directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Son oeuvre multiple est commandée par le souci d’une connaissance ni mutilée ni cloisonnée, apte à saisir la complexité du réel, en respectant le singulier tout en l’insérant dans son ensemble.

Dans ce sens :

- Sociologie contemporaine (l’Esprit du temps, éd. Grasset, 1962-1976).

- Il s’est efforcé de concevoir la complexité anthropo-sociale en y incluant la dimension biologique et la dimension imaginaire (l’Homme et la Mort, Seuil, 1951, le Cinéma ou l’Homme imaginaire, Minuit, 1956, le Paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1973).

- Il énonce un diagnostic et une éthique pour les problèmes fondamentaux de notre temps (Pour sortir du XXe siècle, Nathan, 1981, Penser l’Europe, Gallimard, 1987, Terre-Patrie, Seuil, 1993, Une politique de civilisation, avec Sami Naïr, Arléa, 1997).

- Enfin, il a élaboré en vingt ans (1977-1991) une Méthode (Seuil) qui permettrait une réforme de la pensée.

La Complexité humaine (Flammarion, 1994) rassemble des concepts clés de l’oeuvre d’Edgar Morin (extraits de ses principaux ouvrages) et permet une première approche de la « pensée complexe ».

La plupart de ces ouvrages ont été traduits (ou sont en cours de traduction) en allemand, anglais, chinois, coréen, espagnol, grec, italien, japonais, polonais, portugais, russe, suédois, turc...




[1] Dans lequel il expose ses analyses aux côtés de celles du politologue et philosophe Sami Naïr.