Point de vue

Sarkosy "m' à tuer", par Barbara Cassin

Réagissez à cet article Réagissez (199)Classez cet article ClassezImprimez cet article ImprimezEnvoyez cet article par e-mail EnvoyezPartagezPartagez
Partagez :
Partagez sur Facebook
Partagez sur Scoopeo
Partagez sur del.icio.us
Partagez sur BlogMarks
Partagez sur Wikio
Partagez sur Viadeo

Il est certain que nous avons un président de la République. C'est le job de Nicolas Sarkozy. Moi je suis chercheur au CNRS, spécialiste de philosophie ancienne, je lis, j'enseigne, j'écris. C'est mon job. Je ne suis pas pour la langue de bois, ni pour le politiquement correct ni d'ailleurs pour le politiquement incorrect.

Je n'ai jamais eu l'agrégation, pas plus que notre président n'a eu son diplôme de l'Institut d'études politiques. Je n'ai pas été mariée trois fois, mais je suis plutôt fière comme citoyenne d'avoir un président qui l'a été et qui a divorcé comme on respire. Et qu'il soit à présent marié avec une étrangère, française pourtant comme lui et comme moi, c'est bon signe. Qu'il aille au turbin tous les matins et prenne à bras-le-corps les problèmes, c'est bon signe.

Pourquoi ai-je alors la sensation que quelque chose de grave est en train de se passer ? Non pas la crise ; la crise est très grave, elle crée et créera du malheur. Mais je ne vais pas manifester contre la crise, contrairement à ce que l'on entend dire avec mise en scène compassionnelle pour cette masse qu'il ne faudrait pas laisser au bord du chemin.

Je vais manifester contre les réformes que Nicolas Sarkozy veut imposer à la faveur de la crise, exactement comme certaines entreprises procèdent à des dégraissages extrêmes sous couvert de crise.

Mon désarroi est enraciné dans une certaine expérience de la langue et de la culture qui n'a rien de rétrograde - qui n'est pas plus rétrograde que la culture elle-même contre laquelle il est arrivé qu'on sorte le revolver. Ce sentiment est lié à l'idée que j'ai de l'idée que le président a de la culture.

Avec cette différence entre lui et moi que lui peut imposer son idée et le fera, à moins qu'on ne l'en empêche en criant très fort. "Nous insistons sur le fait qu'un bon ministre ne se reconnaîtra pas à la progression de ses crédits, mais à ses résultats et à sa contribution à la réalisation du projet présidentiel", telle est la conclusion de toutes les lettres de mission, celle de Christine Albanel comme celle de Valérie Pécresse : à vos "indicateurs de résultats", en avant marche...

Quel est donc le projet présidentiel ? Il est exprimé par des discours et des actes, nombreux, très nombreux. D'ailleurs, chaque discours est une performance, qui agit autant qu'il exprime. Un premier acte, j'en reste durablement troublée, est la présence massive de fautes d'orthographe sur le site de la présidence de la République française.

Critique d'instit ("dans la transmission des valeurs (...), l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur", dira-t-il) ou, pis, de précieuse ridicule héritière de la grammaire ? L'orthographe française est d'autant plus difficile qu'on ne perçoit pas l'histoire de la langue : comme elle est apparemment arbitraire et tordue, on n'a même plus envie de la réformer, alors ignorons-la comme tout le monde, arrêtons d'embêter les enfants et de discriminer les demandeurs d'emploi !

Pourtant, Sarkozy m'a "tuer" : dans le discours prononcé devant les ouvriers de Daher tel qu'il figure sur le site de l'Elysée, je lis, entre autres, ces deux fautes qu'on ne tolère pas en classe parce qu'elles sont le signe que l'élève ne comprend pas le mécanisme de la langue : "Nous on fait confiance et vous adhérer à cette stratégie offensive", et "on apporte aux participations les participations qu'à la Caisse, les participations qu'à l'Etat". Le président ignore ou méprise la syntaxe, soit, mais il n'a pas pu "prononcer" ces fautes d'orthographe. Elles sont écrites cependant.

Quelqu'un a mal fait son boulot ? Un nègre qui n'aurait pas passé l'examen de langue exigé par l'identité nationale ? Ou l'indice que, sachez-le, on s'en fout. "Je" parle comme "eux", j'écris aussi mal qu'eux : ils croiront que je pense comme eux, ils penseront comme moi. Entre imitation et émotion, ça passe ou ça casse. Il s'agit de communiquer, pas de parler.

Tous les niveaux de discours sont confondus, nivelés au ras de la langue par le plus authentique, irrépressible et immédiat "Casse-toi pauv' con". "Faire président" ne garantit plus la fonction présidentielle de règle et de régulation, de cohérence et de cohésion. L'adresse du même discours est sidérante : "Chère Christine Lagarde, (...) monsieur le Sénateur, et tous ceux qui sont importants, bonjour".

De l'ironie, de la provocation, ou vraiment la volonté d'une nouvelle norme, hors langue, hors culture, hors civilité, au profit d'une efficacité supposée, avec pour indice le grand mépris ?

L'efficacité, parlons-en. Je suis pour, tout le monde est pour. Un peu de bon sens (lequel ?) indique qu'elle n'est pas la même dans tous les domaines et qu'on ne la mesure pas de la même manière. "Un chercheur français publie de 30 % à 50 % en moins qu'un chercheur britannique dans certains secteurs. Evidemment, si l'on ne veut pas voir cela, je vous remercie d'être venu, il y a de la lumière, c'est chauffé..." La contre-vérité n'est pas diminuée par le persiflage.

Si Nicolas Sarkozy ne le savait pas (quels mauvais conseillers !), il le sait à présent : les résultats sont faux et les indicateurs inadaptés.

Le CNRS est, chiffres à l'appui, au premier rang européen et au quatrième rang mondial. Dans les "mauvais" secteurs, en philosophie par exemple, le biais linguistique est évident : publions en anglais short and dirty des articles saucissonnés, et notre score va grimper aussitôt.

Mais, une fois pour toutes, en matière de culture et de recherche, la qualité n'est pas une propriété émergente de la quantité. Cette visibilité-là est même un si mauvais critère que les meilleurs Anglo-Saxons le dénoncent et y ont déjà renoncé.

Je pense qu'il pense que la culture ne sert à rien, sinon à l'export et à la visibilité. On la protège, avec l'exception française, comme une marchandise. La culture, c'est d'abord l'éducation. Evidemment, si "on naît pédophile", si "la part de l'inné est immense", l'éducation le cédera à la rétention de sûreté.

Barbara Cassin
Réagissez à cet article
Réagissez (199)
Classez cet article
Classez
Imprimez cet article
Imprimez
Envoyez cet article par e-mail
Envoyez
Partagez sur Facebook
Partagez sur Scoopeo
Partagez sur del.icio.us
Partagez sur BlogMarks
Partagez sur Wikio
Partagez sur Viadeo
PARTAGEZ
Cliquez pour agrandir l'image
Nicolas Sarkozy a visité une école primaire de Périgueux le 15 février 2008.
REUTERS/REGIS DUVIGNAU
Nicolas Sarkozy a visité une école primaire de Périgueux le 15 février 2008.
Vos réactions
RICARDO E. :
  Merci Madame Cassin. Enfin une personne qui a le courage de répondre. Oui du courage parce que ce vide, ce manque de réponses, est maintenu par une ombre qui plane menaçante sur les contradicteurs.
Il ne faut pas tomber dans la facilité, ni enlever les questions culturelles des examens à la fonction publique. Enlever la possibilité de toucher au beau pour certaines classes, Au nom de quoi l’on fabrique des robots qui ne peuvent pas réfléchir ni répondre ?
Merci encore, vous m’avez fait du bien.