Ça s'est passé un matin.
Un matin comme aujourd'hui. Gris. Un matin de ville. Un
matin où tu vois que des toits gris dans le ciel gris. Un matin où tu te
dis-: à quoi bon ? À quoi bon se lever, une fois de plus, pour ne voir
que des toits et du gris ? T'as même pas envie de faire du café,
tu passes celui de la veille au micro ondes.
Tiens, sers toi, Hélène. Tu prends du lait dans ton
thé ? Je dois bien avoir de la confiture quelque part.
T'es gentille de venir me voir. Je n'ai plus guère de
visite à présent. Ah si, le petit Jacques est venu au nouvel an ; à
moins que ce ne soit l'an dernier. tu te souviens de Jacques ? Mais si,
mon neveu, le fils de Pauline.il est revenu au village, il est médecin
maintenant, le petit Jacques, il va bien sur ses. ah dis donc, cinquante
ans ! je me souviens bien, il est né pendant la grande inondation, la
sage femme est arrivée dans le zodiaque des pompiers.Tous les ans, il
vient à Paris avec sa femme, pour le nouvel an, ils vont au spectacle. Il
ne manque jamais de venir me dire bonjour. Sa femme ? non, elle ne vient
pas, elle doit faire les magasins, tu comprends ils n'ont déjà pas
tellement de vacances, les pauvres!
Veux tu encore du pain grillé ? Tu te souviens, la
colo des cheminots ? C'est là qu'on a vu un grille pain pour la première
fois, toi et moi ! On s'est dit, rappelle toi, "mais qui va
acheter ce truc là, alors qu'on peut faire griller les tartines pour rien
sur la cuisinière ?."
C'est l'odeur du café, tu vois, que je ne peux
plus supporter.
Pourtant, qu'est ce que j'ai pu en prendre, du café,
avec les collègues de la Samaritaine ! Au début, on en faisait du vrai,
dans une cafetière, dans la réserve. Qu'est ce qu'on rigolait, assises
sur les cartons, jusqu'à ce que Mme Merlin vienne nous dire
"allez, les filles, au boulot !" Après on a eu un distributeur,
dans le couloir, café avec ou sans sucre, long ou serré. Du café
anonyme, du café triste, avec le goût de papier du gobelet, debout, vite
fait, à la sauvette. "Salut, Mathilde, ton gamin, comment il va ? On
t'a pas vue, Arlette, à la réunion syndicale."
Pas fameux ce café, mais pas pire que le jus de
chaussette qui mijotait du matin au soir sur le côté de la cuisinière,
dans la cafetière en émail blanc, à la ferme. Mais qu'est ce qu'il était
bon, quand ma mère le servait à qui passait, dans les grosses tasses de
faïence, sur la toile cirée à carreaux ! Et il en passait, du monde,
tout au long de la journée !
À peine j'étais enceinte, de la veille, comme
disait Marcel - tu te rappelles comme il était drôle mon
Marcel ? - à peine j'étais enceinte, je le savais, parce que je ne
supportais plus l'odeur du café ! Mais alors, plus du tout.
Le vieux Docteur Guermont, - tu l'as bien connu aussi -
disait toujours : "dans le nord, le meilleur test de grossesse, c'est
l'odeur du café, c'est le corps qui n'en veut plus, on ne sait pas
pourquoi." Ça s'est passé comme ça, pour les trois que j'ai
perdus, et aussi pour Pierre. Des mois que ça a duré ! plus une goutte
de café chaud, le café froid, ça passait encore. C'est l'odeur du café
que je ne supportais pas.
Ce matin là, j'avais fait du café pour Pierre.
On l'avait raté la veille, gare de Lyon. On avait
attendu sur le quai que tout le train des permissionnaires se vide. Marcel
a dit :" c'est pas étonnant, tu ne sais pas ce que c'est que l'armée,
ma Didine - Tu te rappelles qu'il m'appelait sa Didine ? c'était
ridicule - . Sûr qu'il va prendre le train de nuit, on l'aura
demain pour le petit déjeuner ".
On était repartis, bras dessus, bras dessous, sous la
pluie.
À six heures, je ne tenais plus dans mon lit. J'ai
fait du café. Marcel est allé chercher de la baguette fraîche. Qu'est
ce qu'il aimait ça, la baguette fraîche, mon Pierrot ! "Maman, j'en
rêve," qu'il disait dans ses lettres, "dans le bled, on n'en a
jamais " .
Quand on a sonné, je me suis précipitée. Ils étaient
deux, les gendarmes. Je me souviens que j'ai pensé à Laurel et Hardy, un
grand gros et un petit maigre.
Et Marcel derrière, comme un con, avec sa baguette.
Emma
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