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CLODDIE aller au chapitre 2 chapitre 3 C’est le début d’un roman ou d’une nouvelle…
Cloddie
en avait plus qu’assez ! A
trente sept ans, c’est vrai, sa vie ne pouvait pas être considérée comme un
échec : mariée à vingt et un ans, elle avait connu des jours heureux,
une entente passionnée avec Eric, la naissance de leur trois enfants, leur
mission de six ans à l’Institut
Français de Buenos-Aires… Ça, c’était la grande vie ! Leurs doubles
salaires de professeurs expatriés leur permettaient d’habiter une somptueuse
villa sur les hauteurs de la ville, où les enfants pouvaient courir dans le
grand parc. Maria s’occupait d’eux, et son mari, Ernesto, faisait
pousser, à profusion, fleurs et légumes dans le jardin qu’il y avait créé…
Ainsi, après leur travail d’enseignants, ils n’avaient plus aucun soucis :
ce n’était plus que sorties au théâtre ou à l’opéra, club de tango ou
de tennis, chevauchés dans la pampa et dîners chez les uns ou les autres. La
petite colonie francophone de Buenos-Aires était tellement dynamique ! Et
les longues vacances qu’ils avaient
passées à la fin de leur mission ! Ils avaient imaginé boucler le tour
du monde en traversant le continent jusqu’à Valparaiso, puis en séjournant
quelque temps aux îles Marquises, puis aux Indes et à Madagascar, avant de
rentrer en France. Cela leur avait pris près d’un an. Les enfants étaient
assez grands, la plus petite, Charlotte, avait déjà neuf ans, et ils avaient
pu vraiment en profiter. Et comme Éric était joyeux à cette époque ! Et
enthousiaste ! Il était intarissable dans les récits qu’il faisait aux
enfants, à chaque étape de notre voyage, sur les voyages des Bougainville,
Cook et Vasco de Gama ou Pierre Loti, qui avaient exploré et dépeint ces
paysages fantastiques, et les mœurs de leurs habitants… François, surtout,
que ses treize ans rendait plus réceptif que ses sœurs, n’arrêtait pas de
lui réclamer des détails supplémentaires… Mais
c’est vrai que cette année avait été une folie ! Le petit capital
qu’ils avaient pu constituer
pendant leur mission avait largement fondu, Éric ne leur refusant aucun plaisir
pendant leur ‘année sabbatique’. Les prix de l’immobilier avaient flambé
en France, et Éric n’avait pu obtenir qu’un poste de professeur de lettres
et histoire-géographie, dans un collège de banlieue, et ils n’avaient pu
acheter que ce cinq pièces à la périphérie de la petite ville de province… Cloddie
ne pu rester au lit une minute de plus. Elle jeta un coup d’œil au réveil :
Même pas cinq heures. Ne pas réveiller Éric, surtout. Enfiler sa robe de
chambre, aller dans la petite cuisine, mettre la radio en sourdine et se faire
un café pour essayer de penser à autre chose. Pourtant,
elle aimait tant, il n’y a pas si longtemps, se blottir contre lui, et
replonger dans le sommeil : il grognait un peu, la prenait dans ses bras,
la caressait doucement… Quelquefois, ils faisaient l’amour, à moitié
endormis… C’est ce qu’elle préférait, cette communion, presque comme un
rêve… * Elle
ne pouvait pas tenir Éric comme responsable de leurs déboires actuels.
D’ailleurs, il faisait des efforts pour les sortir de cette médiocrité,
essayait de plaisanter avec eux pendant les repas, consacrait ses week-ends à
l’aider pour les courses et le ménage, malgré la lourde charge de préparer
ses cours… Ses élèves, non plus, n’étaient pas des plus faciles ;
pour le peu qu’il en disait, non pas méchants mais incapables de se
concentrer plus de quinze minutes d’affilé
et il rentrait si épuisé… Il ne se plaignait jamais. Mais elle le sentait
distant, comme éteint, agissant par routine plus que par envie… Il
lui disait que sa situation n’était que provisoire, qu’il allait retrouver,
à l’Université, ce poste qu’il avait renoncé à accepter pour partir en
Argentine. Au bout de deux ans d’attente, elle sentait qu’il n’y croyait même
plus. Et
François, ces problèmes depuis la rentrée ! Il s’était fait de drôles
de copains et, comme tous les timides, soutenu par le nombre, il s’était mis
en avant lors d’un chahut collectif. Depuis, il était considéré comme une
forte tête par l’administration du collège. Cela n’avait fait que le
rendre plus révolté contre toutes les autorités, et, hier soir, une
explication avec son père avait tourné au drame. Il avait menacé de ‘foutre
le camp’ de cette baraque. « C’est tous des cons, il avait crié, toi
le premier ! » Éric lui avait donné une baffe, la première de sa
vie, et François s’était enfermé dans sa chambre… Comment allaient-ils se
regarder ce matin ? Éric n’avait plus dit un mot depuis… Les filles non
plus. Je les ai entendu chuchoter dans leurs lits. Trop bouleversée pour aller
leur parler. Tiens,
à la radio, on parle encore de l’Argentine : “ L’Argentine dans
l’œil du cyclone, le centre du désespoir. le point d’où l’on ne sait
plus où aller : Quieta es el agua de la desgracia[1]
” … La journaliste cite la
veuve d’un célèbre chanteur de tango, qui survit en faisant des raviolis et
des tagliatelles qu’elle troque, avec les gens du quartier, contre quelques
fruits, du sucre, des oeufs ou cent grammes de café…
Elle a déjà vendu ses bibelots, les disques et les souvenirs de son
mari pour payer le loyer. Il n’y a plus d’argent ni de travail dans le pays.
Des associations de chômeurs se sont formées, qui émettent une sorte de
monnaie, comme les SEL en France, pour organiser de grands marchés où les
objets et services les plus divers sont échangés entre eux… La
journaliste est allé ensuite au Sunderland Club, où “ les couples du
quartier, habillés avec une élégance d’une autre époque, se risquaient à
des pas de tango si audacieux et si parfaits qu’ils semblaient faits de la même
matière que les rêves. Ils ne laissaient transparaître aucune tristesse ;
s’ils avaient des problèmes ce soir-là, ils les avaient oubliés[2].” Il
faudra qu’elle les appelle, leurs amis de là-bas. Quelle heure est-il à
Buenos-Aires ? Minuit ? Peut-être ce soir, elle le fera. Cela fait si
longtemps qu’elle n’a plus de nouvelles, à part quelques échanges de vœux
en début d’année… Cloddie a fini son café. Six heures et demie. Bientôt tout son petit monde va se lever. Elle prépare les bols du petit déjeuner et va dans la salle de bains faire un brin de toilette...
* [1] Calme est l’eau de l’infortune. Premier mots d’un poème de G.Saavedra [2] Ces deux passages sont tirés d’un article de T E Martinez, repris par Le Courrier International du 8 septembre 2001 |
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