Je me suis surprise à penser des pensées
moches, tordues par l’angoisse :
— Pourvu que ce ne soit pas un arabe ! Pourvu que ce ne soit pas un
Afghan ! Pourvu que ce ne soit pas un musulman. Pourvu que ce ne soit pas
un immigré. Avec ou sans papiers. Pourvu, Oh pourvu, que cela soit un détraqué,
ou s’il le faut absolument, une ordure bien de chez nous. Avec un nom bien
français, européen à la rigueur. Pour que tout le monde se taise. Et
pleure. Sans pouvoir lancer aucune insulte, aucun venin, aucune polémique,
n’exhiber aucune prévisible, triomphante et immonde ironie. Pour qu’on se
taise et pense à ces soldats, à ces enfants. Catholique, musulmans, juifs.
Soldats, tout court. Enfants, tout court. Mais où en est donc mon beau et
triste pays pour que, lors d’un événement aussi grave, moi, je me détourne
ne serait-ce qu’un instant du temps sacré de la compassion et que j’en
arrive à penser : « Pourvu que cet abruti, cet intoxiqué, ne soit pas
ceci ou cela ».
Je dois écrire quelque chose sur cette campagne. Télérama,
très amicalement me le demande. J’ai dit oui. Il y a longtemps. Depuis des
jours et des jours je tourne autour de mon papier. J’aimerais tant écrire
avec hauteur de vue, modération, tempérance. Assumer la complexité de ce
moment de l’Histoire. Trouver des solutions nouvelles. Eclairer. Ne pas
ajouter du vide au vide. Des mots à des mots. Si seulement, comme certains,
j’étais désabusée, je pourrais paraître plus sage, plus éclairée. Or
je suis morte de trouille et je suffoque de colère. Pas bonne conseillère la
colère. Ni la peur. Attention à ce que je peux dire. Pas d’inexactitude.
Pas de vulgarité. Pas d’emballement.
Mais après tout, que puis-je dire d’autre
que ce que, chaque matin, je ressens en suivant, obsessionnellement, de l’étranger
où je suis, les nouvelles de cette terrible campagne, où chaque jour le
pouvoir en place se prétend le seul propriétaire légitime de l’Etat. Où,
paraît-il, si le verdict des urnes ne plaisait pas au clan régnant, c’est
que les élections auraient été confisquées, volées. Bref, où la gauche,
même la plus raisonnable, pour ne pas dire la plus minimaliste, ne pourrait
prétendre à l’alternance que par effraction. Alors, sans fioriture, je
vais dire où j’en suis, moi. Je n’attends aucune approbation. Je récolterai
probablement le contraire de la part de certains de mes amis.
Voilà :
J’ai 73 ans. Je n’ai plus le temps. Plus le temps de perdre. Je ne veux
pas faire encore un tour de droite. Pour le dire autrement, je ne veux pas
passer mon tour, encore une fois, comme je l’ai fait en 2007, parce que
certains, à gauche, au Parti socialiste même, ou tout à côté du Parti
socialiste, faisaient la fine bouche.
« Je ne me sentais pas », avouent maintenant ou se vantent certains ou
certaines. Et bien, moi, voyez-vous, je ne me sens pas d’aller encore une
fois me promener dans les bois pour voir si le loup n’y est pas. Il y est,
je le sais ! Et puis je ne veux plus avoir honte. Voilà cinq ans que
cette « équipe » me fait honte. Chez nous, et ailleurs. Et ailleurs, où je
suis en ce moment, on ne se gêne pas pour écrire fort ce qu’à peine on
chuchote chez nous.
(Là il manque un paragraphe sur les hontes. J’y ai renoncé. Il y en avait
trop.)
« Les Français parlent aux Français » Pom
Pom Pom Poooom !
Il en est parmi vous qui se souviennent. D’autres parmi nous qui ont appris
de quoi je parle. Comme moi ils l’ont reçu en héritage. D’autres sont
trop jeunes. Eh bien, qu’on les renseigne ! Mais il est temps, oui, il
est temps que les Français reparlent aux Français. Tous les français. De
souche, de rameaux, de fleurs, ou simplement de cœur, de langue, d’espoir.
Pour changer la France et l’Europe, il va falloir nous parler. En français,
en bon et beau français et dans toutes les langues d’Europe. Oui, les
peuples d’Europe vont devoir reprendre la parole qu’on leur a volée. Car
la confiscation c’est là qu’elle est ! Pas ailleurs.
Donc il faut gagner. D’abord gagner. Et pour
gagner il faut voter. Il faut voter. Il faut voter. Il faut voter. Vous
n’aimez pas le mot « utile » ? Alors je vous propose le mot « nécessaire
». Le vote nécessaire. Ce qui implique, je vous l’accorde, qu’il n’est
pas suffisant. Seulement indispensable. Après il y aura les législatives.
Plus ouvertes, plus précises de choix, mais pas suffisantes non plus, les législatives.
Aucun vote n’est suffisant. Seulement nécessaire. Indispensable. On meurt
encore dans le monde, en ce moment même, pour arracher le droit de vote.
Alors ? Après ?
Après, il y a l’action, le travail d’information limpide, la pression
populaire. Après il y a nous, les citoyens solidaires, qui devrons ouvrir
grandes les portes capitonnées des salons de Bruxelles, ces salons aux lourds
rideaux, où nos dirigeants acoquinés, bien à l’abri des regards et donc
de la compréhension des peuples et de leur accord, décident de tout sans
nous demander rien.
Oui, il faudra tout revoir : le statut de
la Banque centrale européenne qui doit refinancer les dettes publiques et non
enrichir les banques spéculatrices. Oui, je sais, il n'est pas du pouvoir du
président élu d'imposer à la BCE de racheter les dettes publiques, car cet
interdit figure dans les traités, et bien justement, la première bonne
mesure (réaliste) consistera à organiser un référendum sur le
nouveau TSCG (Traité pour la stabilité, la croissance et la gouvernance),
dit aussi « pacte budgétaire » instaurant la « règle d'or » budgétaire
limitant les déficits à 0,5% .
Un tel référendum outre ses vertus pédagogiques
— il faudra susciter un long débat démocratique sur l'Europe telle
qu’elle est et telle qu’elle devra être — donnera un fort mandat au président
français pour renégocier les traités dont, en tout premier lieu, le Traité
de Lisbonne honteusement signé dans le dos du peuple qui l’avait déjà
refusé par un référendum incontestable.
Je ne suis pas « réaliste» ? Ils le sont eux ? Ce sont eux les
« courageux » ? Les raisonnables ? Qui livrent nos emplois, nos
services publics, la protection sociale des peuples européens, à l’avidité
insensée des actionnaires mondialisés ?
La justice de la fiscal… « Halte à la spoliation ! », hurlent-ils déjà.
La justice, n’en déplaise à certains, n’est pas spoliatrice, c’est
l’injustice qui l’est. Il n’y a qu’à regarder autour de nous.
Des spoliés, il y en a plus de huit millions
en France. 12% de la population. Plus de huit millions. Plus de la population
totale de la Suisse. Ou de Kinshasa. Oui, Kinshasa dispersée à la surface de
notre douce France. Alors, oui, les habitants de Kinshasa-en-France, eux,
peuvent parler de spoliation. Il y en aura des choses à faire, à exiger, à
obtenir. A détruire, ce qui est facile, à construire, ce qui est difficile.
Il la faudra cette banque dont parlent les Economistes
atterrés (1). Dont parlait déjà Ségolène Royal. Une grande banque
publique pour le développement économique et social. « Impossible », répètent
en ricanant les si savants propriétaires du pouvoir. Et pourquoi pas ?
Au Brésil une telle banque existe, elle est financée sur une taxe annuelle,
très légère, sur le chiffre d'affaire des entreprises ; en France cette
taxe pourrait porter sur les profits ou les transactions financières. Un tel
outil permettrait de sauver et de créer de nombreux emplois, certains de ces
emplois engageant du même coup la reconversion écologique de l’économie
de notre pays.
Il faudra donner aux salariés des droits sur les choix stratégiques de leurs
entreprises. Ils sont les premiers concernés
Il faudra mettre en œuvre un salaire minimum européen. Il le faudra ce
titanesque effort, ce New Deal, ce Nouveau Pacte, ce Nouveau Contrat, appelez
cela comme vous voulez, ces programmes « rooseveltiens » axés sur des
emplois d'utilité publique. Une partie d'entre eux devra porter sur la rénovation
des banlieues. On fera d'une pierre deux coups : former au travail les jeunes
de ces quartiers, en faire ainsi les premiers artisans de la rénovation de
leur propre cadre de vie. Il va falloir. Il faudra. Il faudra.
Il le faudra, il le faudra à nouveau, ce combat de David contre Goliath. Qui
ne commencera qu’après les élections.
Mais pour le mener ce combat terrible, il faut d’abord gagner ces élections.
Je voterai nécessaire. Je voterai indispensable. Je voterai Hollande. Parce
qu’il faut gagner cette fois-ci et prendre la responsabilité de gouverner.
La gauche radicale aura, d’ici là, conquis du terrain dans les sondages et
probablement distancé le Front national dans les sondages, ce qui sera une très
grande et très réjouissante chose. Elle pourra désormais, par le nombre de
députés que sans aucun doute elle saura faire élire, avoir un groupe à
l’Assemblée, et inspirer, éclairer, aiguillonner les propositions de
l’exécutif, et stimuler les décisions du Parlement ce qui sera une très
importante et précieuse chose.
En attendant, il faut gagner. Je voterai Hollande.
Ariane Mnouchkine est née le 3 mars 1939. Metteur en scène de théâtre,
elle a fondé le Théâtre
du Soleil qu’elle continue d’animer.