L’air de la campagne
Ça commence comment l’air de la campagne ? Le grand air, l’air frais
et odorant ? Le vent dans les branches, les petits nuages qui filent dans le
ciel rose, les haies d’acacia.
L’air de la campagne.
Jusqu’à dimanche, non, il n’ y avait pas d’air.
Jusqu’à dimanche, je me sentais plutôt asphyxiée.
Le marchand de légumes avec qui nous discutons souvent m’a demandé ,
jeudi dernier, si j’avais peur.
Vous n’avez pas peur ?
Je n’ai pas peur.
(J’ai parfois peur de Claude Guéant, mais je ne le dis pas, j’ai ma fierté.)
Je me sens perdue, incertaine devant l’avenir, je lis des dizaines
d’articles sur la crise, je fais semblant d’avoir un ou même deux masters
d’économie-finances, je me méfie de toutes les affirmations sans preuve que
l’on déverse sur moi. Presque toutes les personnes de moins de trente-cinq
ans que je connais sont dans la peine et sans espoir, parce qu’il n’ y a
devant elles que portes fermées, égoïsmes, et frilosité. Presque toutes les
personnes malades que je connais sont confrontées à l’état épouvantable de
nos hôpitaux, à des délais sans fin, à de mauvais traitements. Presque tous
les enfants que je connais sont exposés à une crise de l’école dont les
causes sont limpides : la culture et l'éducation sont chères et ne rapportent
rien aux actionnaires.
La culture est trop chère, essayez l’ignorance, disait un slogan. Il
est en application.
Vous n’avez pas peur de madame Le Pen ?
Non je n’ai pas peur de madame Le Pen.
Je voudrais juste qu’on cesse de l’appeler Marine. J’ai lu que ce
n’était même pas son prénom.
Ça commence où la campagne, ça commence quand ? Ils disent que le
spectacle est déjà commencé. Campagne où cela ? insultes, certes, capitaine
de pédalo, capitaine de paquebot, capitaine et naufrageur, mais campagne, non.
Drôle de mot, d’ailleurs, ce campagne.
En campagne ou à la campagne. Un mot guerrier et pourtant si doux.
Je me souviens de la campagne de 2007, que le candidat Hollande a tort de
faire disparaître de la mémoire officielle de son parti.
Ce fut un moment de joie. Nous exultions au stade Charléty. La vie
revenait. L’espoir et la candeur. Nous vivions.
La plupart du temps, nous ne vivons pas. La plupart du temps nous
survivons, endormis, prisonniers de nos peurs, de nos habitudes, nous menons nos
vies de somnambules. Paupières mi-closes, écouteurs aux oreilles, écrans
devant les yeux, appareillés.
Et puis, sans qu’on sache jamais pourquoi, ni comment, il arrive que la
ouate se déchire.
Alors l’air de la campagne envahit nos poumons.
C’est pourquoi j’aime la politique. Pour cette intensité de la vie
qui revient. Yes we can.
Pour cette générosité des êtres qui resurgit. Quand tombent les
vieilles peurs et les vieilles précautions. Yes we can.
Dans le fim de Pierre Schoeller, L'Exercice
de l’Etat, Michel Blanc qui joue Gilles, le directeur de cabinet, écoute
le plus beau des discours d’André Malraux, cet hommage à la Résistance
qu’il écrivit pour la cérémonie d’inhumation de Jean Moulin au Panthéon.
Entre ici Jean Moulin.
Il est tout seul, il mange un sandwich, c’est un professionnel, et voici
: il écoute pour la millième fois ce discours, comme d’autres écoutent
Mozart ou Haendel.
Et nous sommes émus, comme je l’ai été en écoutant François
Hollande scander le mot égalité.
Le frisson que donnent les grands discours, les larmes qui viennent
soudain, la résonance de ces mots profondément inscrits dans notre ADN : égalité,
fraternité, liberté, nous en avons besoin comme nous avons besoin d’eau. Et
nous l’oublions chaque fois que nous nous rendormons. Comme nous oublions la
force de la beauté, qui déchire le coton des mauvaises journées. Les mots
sont presque tout le temps impuissants. Comme le reste. Presque tout le temps.
Ils s’agglomèrent en clichés. Mauvais alpinistes et mauvais mineurs, disait
Kafka.
Parfois, ils prennent leur envol : Yes we can. Entre ici Jean Moulin.
Egalité. Les mots des chansons de la Commune, de l’Affiche Rouge. Les mots de
Victor Hugo.
Ils deviennent concrets, et vivants, et l’air remplit nos poumons.
L’air doux et exaltant des idées. L’air de la campagne.
Revient alors le temps des émotions de pensée.
Geneviève Geneviève
Brisac est née à Paris. Normalienne et agrégée, elle a enseigné en
Seine-Saint-Denis, été responsable d’une revue destinées aux bibliothécaires,
critique au Monde des Livres, a animé une émission littéraire sur
France-Culture où elle participe à la Grande Table.
Elle est l'auteur de onze romans, de plusieurs essais, de nombreux
livres pour les enfants, et de pièces de théâtre. Son dernier roman, Une
année avec mon père, est paru aux Editions de l'Olivier. Son prochain
livre, J'attends de voir passer un pingouin, paraîtra au printemps aux
Editions Alma.
Paru
dans Télérama