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L'art de finir une histoire
De David Lodge -Un homme de tempérament - Ed. Rivages -
p.232 à 235.
En décembre Edith lui
envoya un exemplaire de presse de The Railway Children. Il s'installa
dans son bureau et le lut d'une traite, rapidement d'abord, repassant dans sa tête
les premiers chapitres qu'il avait lus sous forme de feuilleton, puis plus
lentement et avec délectation. Il avait vu juste: c'était en effet le chef-d'œuvre
d'Edith. Le livre avait une profondeur et une unité de ton qu'aucun de ses
livres précédents, en dépit de tous leurs mérites, ne possédait, et il était
destiné selon lui à devenir un classique.
Trois enfants étaient brusquement arrachés à leur confortable
maison londonienne à cause de la disparition inexpliquée de leur père, et
obligés de vivre misérablement avec leur mère dans un cottage à la campagne.
La ligne de chemin de fer toute proche était leur principale source de
distraction - ils adressaient de grands signes aux trains qui passaient, et ils
se liaient d'amitié avec le personnel de la gare locale. Aux trois quarts de
l'histoire, l'aînée, Bobbie, découvrait dans un vieux journal que son père
était en prison - à tort, lui assurait sa mère, mais l'enfant se devait de
dissimuler les faits à ses frères et sœurs. Comme très souvent dans l'œuvre
de l'auteur, une bonne action de la part des enfants faisait surgir dans
l'histoire un vieux monsieur bienveillant qui conduisait le récit vers une fin
heureuse en faisant appel de la condamnation du père, mais jamais auparavant
Edith n'avait joué avec autant d'habileté, au point culminant du roman, avec
les désirs, les attentes et les émotions du lecteur.
Arrive un jour où les trois enfants partent dans les champs pour
faire signe au train de 9 h 15 comme d'habitude et, à leur grande surprise,
tous les passagers se mettent à leur sourire et à leur adresser en retour des
signes avec leurs journaux. Incapable ce matin-là de se concentrer sur les
devoirs que lui a donnés sa mère, Bobbie se rend à la gare pour s'enquérir
de la santé du petit garçon de l'aiguilleur. En chemin, les gens lui sourient
d'un air entendu mais, de connivence avec l'auteur, se gardent bien de dire à
Bobbie ce qui est sur le point de se passer. Avec audace, l'auteur s'adresse au
lecteur: « Bien sûr, vous savez déjà exactement ce qui allait se passer.
Bobbie n'était pas si perspicace. Confusément, vaguement, elle avait ce
sentiment d'attente qui vous vient au cœur dans les rêves. Ce que son cœur
attendait, je ne saurais le dire - peut-être cela même que vous et moi
savons qui allait arriver - mais son esprit n'attendait rien. »
Ainsi donc l'auteur reconnaissait la nature de la fiction - régie par des
conventions - et revendiquait en même temps la véracité supérieure de sa
propre histoire; ainsi retardait-elle de façon exquise le déferlement d'émotion
à l'instant crucial, quand Bobbie, assise sur le quai de la gare, regardant négligemment
les passagers descendre du train de Il h 54, aperçoit soudain -
« "Oh! mon Papa, mon Papa !"
Ce cri pénétra tel un couteau dans le cœur de tous les
passagers, les gens sortirent la tête par les fenêtres et virent un grand
homme pâle aux lèvres droites comme un trait, et une petite fille qui
s'agrippait à lui avec ses bras et ses jambes, alors qu'il la serrait dans ses
bras.»
L'histoire s'achevait à la page suivante, car Edith ne commettait
pas l'erreur de décrire le soulagement et le bonheur de l'héroïne, pas plus
que la manière dont elle les partageait avec le reste de la famille.
« Bobbie entre dans la maison, s'efforçant d'empêcher ses yeux
de parler avant que ses lèvres aient trouvé les mots justes pour "dire à
maman tout doucement" que le chagrin, la lutte et la séparation sont bel
et bien terminés, et que Papa est de retour à la maison. »
Il y avait quelques lignes de plus, mais il les lut avec difficulté,
les larmes lui roulant sur le visage.
Jane entra dans son bureau à ce moment-là et le dévisagea avec étonnement.
«Bonté divine, H. G., que se passe-t-il donc? s'écria-t-elle.
- Rien, répondit-il, s'essuyant les yeux et les joues avec un
mouchoir. Je me sens tellement bête, pleurer comme un veau sur un livre pour
enfants. Mais je n'ai pas pu m'en empêcher.» Il lui tendit l'exemplaire de The
Railway Chidren. « Cette femme pince les cordes de votre cœur comme une
harpiste.»
Jane rit. «Ma foi, c'est en effet un exploit que de te faire
pleurer sur un livre pour enfants. - Attends de lire le dernier chapitre -
je parie que tu feras pareil », dit-il. Il se demanda un moment ce qui
fonctionnait si bien. Ce changement de perspective, de Bobbie aux passagers du
train, par exemple, quand elle crie et étreint son père avec ses jambes autant
qu'avec ses bras, où on nous rappelle que, en dépit de sa grande maturité émotionnelle,
elle est une enfant - brillant! Mais ce n'était pas simplement une question de
technique. « Dis-moi, demanda-t-il, est-ce qu'il t'est déjà arrivé de
pleurer en lisant un de mes livres?»
Jane réfléchit quelques instants, les yeux dans le vague alors
qu'elle se transportait dans le passé et se remémorait les titres de ses
romans et de ses nouvelles. « Non, je ne crois pas », finit-elle par répondre,
et voyant que son visage s'assombris- sait, elle ajouta sur un ton apaisant: «
Ce n'est pas ton fort, H. G. »
Ce livre retrace la vie de H.G.Wells.
Le livre pour enfants dont il est question ici est de Edith Nesbit
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