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Extrait
de "Une veuve de papier" de John Irving
Édition du Seuil
- 1999.
Un
livre passionnant qui se situe de 1958 à 1995... Eddie découvre l'amour dans
les bras de "la plus belle femme du monde"... Une fillette dont le
père écrit des livres pour enfant voit sa vie bouleversée par le départ de
sa mère... 30 ans après celle-ci devenue écrivain est le seul témoin du
crime d'un tueur en série... On retrouve "la verve burlesque et parfois
polissonne des meilleurs romans de John Irving"...
Un
accident (Pages 172
et s. )
Ted,
un écrivain, entre, en pleine nuit dans la chambre d'Eddie, un étudiant qu'il
a embauché comme assistant. Il va lui raconter l'accident qui a coûté la vie
à ses deux fils...
""...
Sa voix semblait venir de partout et de nulle part à la fois, dans les ténèbres
environnantes. Eddie se dressa sur son séant et chercha la lampe de chevet à tâtons;
mais il n'avait pas l'habitude de ne pas la voir du tout, et il ne la trouva
pas.
- Ne pensez plus à la lumière, Eddie, lui dit Ted, cette histoire
gagne à être entendue dans l'obscurité.
- Quelle histoire? demanda Eddie.
- Je sais que vous voulez la connaître. Vous m'avez dit que vous
aviez demandé à Marion de vous la raconter, mais Marion ne peut pas affronter
cette histoire. Ça la change en pierre, rien que d'y penser. Vous vous souvenez
que vous l'aviez changée en pierre, rien qu'en le lui demandant - vous vous en
souvenez, Eddie?
- Oui, je m'en souviens, dit le jeune homme.
C'était donc cette histoire-là. Ted voulait lui raconter
l'accident.
C'était de Marion qu'il aurait voulu la tenir, mais que dire?
Il lui fallait l'entendre, fût-ce de la bouche de Ted.
- Allez-y, racontez, dit l'adolescent sur un ton aussi détaché
que possible.
Dans l'obscurité de la chambre, il ne voyait pas où était
Ted, ni même s'il était debout ou assis - mais ça n'avait pas d'importance,
parce que la voix de Ted, lorsqu'il racontait une histoire, n'importe quelle
histoire, ne résonnait que mieux dans une atmosphère de ténèbres.
Sur le plan du style, le récit de l'accident de Thomas et
Timothy avait de nombreux points communs avec "La Souris qui rampait entre
les cloisons" et "La Trappe dans le plancher", voire avec les
nombreuses moutures du "Bruit de quelqu'un qui essaie de ne pas faire de
bruit", fidèlement transcrites par Eddie. En d'autres termes, c'était une
histoire à la Ted Cole; dans le genre, la version de Marion n'aurait donc
jamais valu celle de son mari.
Avant tout, Eddie le comprit d'emblée, Ted avait travaillé
son histoire. Ça aurait tué Marion de s'attacher avec une telle précision aux
détails de la mort de ses fils. D'autre part, Marion aurait fait son récit
sans phrases; au contraire, elle se serait efforcée de raconter le plus
simplement possible. Tandis que l'astuce principale du récit de Ted était tout
à fait délibérée, et relevait de l'artifice; mais, sans elle, peut-être
aurait-il été incapable de raconter.
Comme dans presque toutes les histoires de Ted Cole, cette
astuce principale était particulièrement habile. Il parlait de lui à la
troisième personne; cela lui permettait de rester à une distance considérable
de lui-même et de son récit. Il n'y disait jamais «je », ou « moi » ou «
moi-même », mais toujours « Ted », « lui », « lui-même ». De sorte
qu'il n'était plus qu'un personnage secondaire, étayant l'histoire des
protagonistes.
Si c'était Marion qui avait raconté, elle aurait été si
proche de son récit qu'elle aurait fini par sombrer dans la folie - une folie
bien plus terrible que celle qui pouvait lui avoir fait abandonner son unique
enfant vivante.
- Eh bien, voici la donne, commença Ted. Thomas avait le
permis de conduire, mais pas Timothy. Tommy avait dix-sept ans, il conduisait
depuis un an, alors que Timmy en avait quinze et qu'il venait tout juste de
prendre ses premières leçons, avec son père. C'était d'ailleurs Ted qui
avait appris à conduire à Thomas; selon le père, Timothy, qui débutait tout
juste, montrait déjà des dispositions plus attentives que Thomas. Non pas que
Thomas fût mauvais conducteur, du reste. Il était vigilant, sûr de lui, il
avait d'excellents réflexes. En outre, il était assez cynique pour anticiper
ce que les mauvais conducteurs allaient faire, avant même qu'ils n'en aient
l'idée. Tabler sur le fait que les autres conduisent mal, Ted lui avait appris
que c'était la clef d'une conduite sûre, et il l'avait cru.
Il y avait un point important sur lequel Ted pensait que
son fils cadet serait meilleur que l'aîné. Timothy avait toujours eu plus de
patience que Thomas. Ainsi, il prenait le temps de toujours regarder dans son rétroviseur,
tandis que Tommy n'y jetait pas tous les coups d'œil de routine qu'il fallait,
selon Ted. Et c'est souvent quand il s'agit de tourner à gauche que la patience
d'un conducteur est mise à l'épreuve d'une façon très subtile et très spécifique:
quand on est à l'arrêt et qu'on attend pour tourner que soit passée la file
d'en face, il ne faut jamais, mais alors jamais, commencer à braquer à gauche
pour se préparer. Jamais, au grand jamais.
- Quoi qu'il en soit, poursuivit Ted, Thomas était de ces
jeunes gens impatients qui braquent souvent à gauche quand ils s'apprêtent à
tourner, alors que son père, et d'ailleurs sa mère, et même son jeune frère
lui avaient souvent dit de ne pas le faire avant le moment voulu. Vous savez
pourquoi, Eddie?
- Parce que si un véhicule qui arrive derrière vous rentre dedans,
vous ne serez pas poussé dans la voie d'en face, vous serez seulement poussé
en avant dans la vôtre.
- Qui vous a appris à conduire, Eddie? - Mon père.
- Il a bien fait! Vous lui direz de ma part qu'il a fait du bon
boulot! - Soit, répondit Eddie dans l'obscurité, continuez...
- Bon... Où en étions-nous? Eh bien, nous étions dans l'Ouest, en
fait. Nous étions partis au ski comme le font les gens de la côte Est quand le
ski de printemps (comme on l'appelle) n'est plus assez fiable chez eux: pour être
sûr d'avoir de la neige en mars-avril, il faut aller dans l'Ouest. C'est comme
ça qu'on y trouve des tas de vacanciers dépaysés. Sans compter qu'Exeter n'était
sans doute pas la seule université en congé, il y avait nombre d'écoles et
d'universités dans le même cas, ce qui veut dire qu'on trouvait des tas d'étrangers,
qui ne connaissaient pas les routes du coin mieux que les montagnes. Avec ça,
beaucoup de ces skieurs étaient au volant de voitures qu'ils ne connaissaient
pas bien non plus, des voitures de location, par exemple. La famille Cole,
justement, avait loué une voiture.
- Je vois le tableau, annonça Eddie, persuadé que Ted Cole prenait
tout son temps pour en venir au fait - sans doute parce qu'il voulait lui faire
anticiper l'accident, presque autant qu'il voulait le lui faire voir.
- Hmm. Ça se passait après une longue journée de ski, où
il avait neigé sans désemparer, une neige lourde et humide; une neige qui se
serait changée en pluie avec un ou deux degrés de plus. Or Ted et Marion n'étaient
plus des skieurs aussi acharnés et irréductibles que leurs deux fils, Thomas
et Timothy, qui à dix-sept et quinze ans, finissaient par laisser sur place
leurs parents, lesquels, à trente-quatre et quarante ans, quittaient les pistes
un tout petit peu plus tôt qu'eux. Ce jour-là, en fait, Ted et Marion s'étaient
repliés sur le bar de la station, où ils avaient attendu un temps qui leur
avait paru passablement long que leurs rejetons aient fait leur dernière
descente, et puis la suivante. On connaît les garçons, ils n'en ont jamais
leur dose, et, pendant ce temps-là, papa et maman attendent...
- Je vois le tableau, vous étiez ivre.
- C'était un de ces points qui allaient devenir
triviaux - dans les querelles entre Marion et Ted, je veux dire. Marion a prétendu
que Ted était ivre, quoiqu'il n'en ait pas eu le sentiment lui-même. Quant à
Marion, même si elle n'était pas ivre, elle avait bu davantage qu'à
l'accoutumée, cet après-midi-là. Lorsque Thomas et Timothy retrouvèrent
leurs parents au bar, ils virent bien qu'aucun des deux ne tenait la forme idéale
pour prendre le volant de la voiture de location. Or comme Thomas avait son
permis, et qu'il n'avait rien bu, la question ne se posait donc même pas de
savoir qui allait conduire.
- C'est Thomas qui s'est mis au volant, interrompit
Eddie.
- Et, comme les frères ne se séparent pas, Timothy
s'est assis à côté de lui, tandis que les parents s'installaient là où la
plupart des parents finiront un jour: sur la banquette arrière. En
l'occurrence, ils continuèrent ce que bien des parents font sans trêve, se
disputer, même si le sujet de leur querelle demeurait trivial, éternellement
trivial. Ainsi Ted avait nettoyé la neige sur le pare-brise, mais pas sur la
lunette arrière. Marion soutenait qu'il aurait dû le faire aussi, et Ted rétorquait
que dès que la voiture chaufferait et qu'on partirait, la neige glisserait. Ce
fut d'ailleurs le cas, elle glissa au sol bien avant que la voiture n'ait
atteint sa vitesse de croisière - mais Marion et Ted continuèrent de se
disputer. Seul le sujet avait changé, mais il était toujours aussi futile.
«C'était une de ces stations de ski où la ville
elle-même est réduite à sa plus simple expression. La rue principale n'est
qu'une route à trois voies, dont la voie centrale est affectée aux véhicules
qui tournent, mais il y a toujours quelques abrutis pour confondre voie de
stockage et voie de dépassement. J'ai horreur des routes à trois voies, Eddie,
pas vous?
Eddie
ne voulut pas répondre. C'était l'histoire de Ted Cole: on voit toujours ce
dont on est censé avoir peur; on le voit venir, depuis le début; le problème,
c'est qu'on ne peut pas tout prévoir.
- Quoi qu'il en soit, poursuivit Ted, Thomas se débrouillait
bien, compte tenu des conditions de route difficiles. Il neigeait toujours, et,
en plus, il faisait nuit à présent: rien n'était familier. Ted et Marion
commencèrent à s'accrocher sur le meilleur itinéraire pour regagner leur hôtel.
C'était idiot parce que toute la ville se répartissait sur les deux côtés de
la route à trois voies: sur chaque rive, ce n'était qu'un défilé
ininterrompu d'hôtels, de motels, de pompes à essence, de restaurants et de
bars; si bien qu'il suffisait de savoir de quel côté de l'artère on allait.
Or Thomas le savait. De toute façon, il lui faudrait tourner à gauche. Que son
père et sa mère s'acharnent à déterminer où exactement il lui faudrait
tourner ne l'avançait pas à grand-chose. Il pouvait tourner à gauche à la
hauteur même de l'hôtel, par exemple - Ted préconisait cette approche
directe. Ou alors, il pouvait dépasser l'hôtel, aller jusqu'au prochain feu,
attendre qu'il passe au vert et faire demi-tour; de cette façon, il aborderait
l'hôtel par la droite. Marion jugeait qu'il serait moins risqué de faire
demi-tour au feu que de tourner à gauche sur une file mal éclairée.
- Ça va, ça va ! Je vois le tableau, c'est bon ! cria Eddie dans
le noir.
- Oh que non, vous ne voyez pas, dit Ted en haussant le ton à son
tour. Vous ne risquez pas de voir avant que tout soit fini! A moins que vous préfériez
que je m'arrête? - Non. Continuez, je vous en prie.
-Donc... Thomas s'engage dans la voie centrale - qui n'est pas prévue
pour le dépassement, et il met son clignotant, sans savoir que ses deux feux
arrière sont couverts d'une neige humide et collante, que son père a oublié
de dégager, en même temps qu'il négligeait de dégager la lunette arrière.
Derrière la voiture, personne ne peut voir le signal de direction de Thomas, ni
même les feux arrière, ni les feux de freinage. Pour ceux qui arrivent derrière,
la voiture n'est pas visible, sinon à la dernière seconde.
Pendant ce temps-là, Marion est en train de dire:
- Ne tourne pas ici, Tommy, attends les feux, là-bas, c'est
plus sûr.
- Tu veux qu'il fasse demi-tour et qu'il prenne une amende, Marion?
demanda Ted à sa femme.
-
Ça m'est bien égal qu'il ait une amende: c'est moins dangereux aux feux, répondit
Marion.
- Ça suffit, vous deux, dit Thomas. Je ne veux pas prendre
une amende, maman.
- Très bien, alors tourne ici, dit Marion.
- Mais vas-y, alors, dit Ted, ne t'endors pas.
- Ah! ils sont bons les chauffeurs de la banquette arrière,
commenta Timothy.
C'est alors qu'il remarqua que son frère avait déjà braqué
à gauche, avant de démarrer
- T'as encore braqué trop tôt, lui dit-il.
- C'est parce que je croyais que j'allais tourner tout de
suite, et puis finalement non, connard !
- Tommy, ne traite pas ton frère de connard, veux-tu! dit
Marion. - En tout cas, pas devant ta mère, ajouta Ted.
- Non, ce n'est pas ce que je dis. Je lui dis de ne pas
traiter son frère de connard, un point c'est tout.
- T'entends ça, connard ? lança Timothy à son frère.
-Timmy, je t'en prie!
- Tu pourras tourner après le chasse-neige, suggéra Ted à
son fils. - Papa, je sais, c'est moi qui conduis, répondit l'adolescent.
Mais, tout à coup, l'intérieur de la voiture fut inondé de
lumière- c'étaient les phares du véhicule qui arrivait par-derrière, une
familiale pleine d'étudiants du New Jersey qui venaient dans le Colorado pour
la première fois. Il faut croire que, dans le New Jersey, il n'y a pas de différence
entre les voies réservées aux voitures qui tournent et à celles qui doublent.
En tout cas, les étudiants pensaient doubler. Ils ne virent
qu'à la dernière seconde la voiture qui attendait pour tourner que le
chasse-neige soit passé. Alors la voiture de Thomas a fait un tête-à-queue,
et comme il avait déjà braqué, elle s'est retrouvée sur la file d'en face,
percutée par le gros chasse-neige, qui faisait bien du soixante-dix. Les étudiants
ont dit par la suite que leur véhicule était à quatre-vingts.
- Seigneur..., souffla Eddie.
- Le chasse-neige a coupé la voiture de Thomas presque
parfaitement en deux, poursuivit Ted. Tommy a été tué par le volant, qui lui
est entré dans la poitrine; il est mort sur le coup. Et pendant près de vingt
minutes, Ted est resté bloqué à l'arrière, juste derrière lui. Il ne
pouvait pas le voir, mais il savait qu'il était mort parce que Marion qui,
elle, le voyait, même si elle n'employait jamais le mot« mort », ne cessait
de répéter: « Oh, Ted, Tommy est parti. Tommy est parti. Est-ce que tu vois
Timmy ? Timmy est pas parti, lui aussi, hein? Tu vois s'il est parti? »
Comme Marion est restée coincée sur la banquette arrière,
derrière Timothy, pendant plus d'une demi-heure, elle n'a pas pu le voir. Ted.
au contraire, voyait très bien son fils cadet, inconscient parce que sa tête
était passée à travers le pare-brise; il ne mourut pas sur le coup, pourtant;
Ted le voyait respirer; mais ce que Ted ne voyait pas, c'est que le
chasse-neige, qui avait coupé la voiture en deux, avait aussi sectionné la
jambe gauche de Timmy au niveau de la cuisse. Tandis que les ambulanciers avec
une équipe de sauveteurs luttaient pour les extraire de la voiture écrabouillée
en accordéon entre le chasse-neige et la familiale, Timothy Cole se vida de son
sang parce qu'il avait l'artère fémorale sectionnée.
Pendant ce qui lui sembla une vingtaine de minutes - mais dura
peut-être moins de cinq -, Ted vit mourir son fils cadet. On le dégagea une
dizaine de minutes avant de parvenir à dégager sa femme; il ne s'était cassé
que quelques côtes, il n'avait rien. Il vit donc les ambulanciers enlever le
corps de limmy (mais pas sa jambe gauche). La jambe sectionnée était toujours
prisonnière du siège avant, bloquée par le chasse-neige, lorsque les
sauveteurs réussirent à extraire Marion de la banquette arrière. Elle savait
que Thomas était mort, mais seulement que Timothy avait été sorti de la
ferraille; elle espérait qu'il avait été emmené à l'hôpital et elle ne
cessait de demander à Ted: « Timmy est pas parti, lui aussi, hein? Tu vois
s'il est parti ? »
Mais Ted n'avait pas le courage de répondre à cette
question. Il la laissa sans réponse - alors et à jamais. Il demanda à l'un
des sauveteurs de recouvrir la jambe de Timmy d'une bâche pour que Marion ne la
voie pas. Et une fois Marion hors de la voiture. .. elle était même debout, et
marchait en boitant (on découvrirait qu'elle avait une cheville fracturée)...
Ted essaya de dire à sa femme que leur fils cadet était mort, tout comme leur
aîné. Mais il n'y réussit pas. Avant qu'il ait pu la prévenir, Marion aperçut
la chaussure de Timmy. Elle ne pouvait pas savoir, pas même imaginer, que cette
chaussure était toujours attachée à la jambe de son fils. Elle croyait que c'était
seulement sa chaussure. Alors elle dit: «Oh, regarde, Ted, il va avoir besoin
de son soulier », et sans que personne ne l'arrête, elle boita jusqu'à l'épave
de la voiture et se pencha pour ramasser la chaussure.
Ted voulut l'arrêter, bien sûr, mais, quand on emploie
l'expression «pétrifié»... en cet instant, il se sentit complètement
paralysé. Il ne pouvait plus bouger, ni parler. C'est comme ça qu'il laissa sa
femme découvrir que la chaussure tenait encore à une jambe. Et c'est alors que
Marion comprit peu à peu que Timmy était parti, lui aussi.
- Et ainsi, conclut Ted à sa manière, ainsi finit notre
histoire.
- Sortez d'ici, lui intima Eddie. C'est ma chambre, cette nuit
encore, du moins.
- Il fait presque jour, lui dit Ted.
Il ouvrit un rideau pour que le jeune homme vît les premières
lueurs d'un jour couleur de mort.
- Sortez, répéta Eddie.
- Simplement, ne croyez pas me connaître, ni Marion. Vous ne
nous connaissez pas; surtout Marion.
- Ça va, ça va, dit Eddie.
Il vit que la porte de la chambre était ouverte; le liseré
de lumière anthracite familier arrivait du long couloir.
- Il a fallu attendre jusqu'après la naissance de Ruth pour
que Marion me dise quelque chose, continua Ted. Ce que je veux dire, c'est
qu'elle n'avait jamais parlé de l'accident, mais pas un mot. Jusqu'au jour où
elle est entrée dans ma salle de travail- vous savez qu'elle ne s'en approchait
jamais - et où elle m'a dit: «Comment tu as pu me laisser voir la jambe de
Timmy? Comment tu as pu faire ça? » Il a fallu que je lui dise que j'étais
physiquement incapable de bouger; que j'étais paralysé, changé en pierre.
Mais elle n'a su que me dire: «Comment tu as pu?», et on n'en a jamais reparlé.
J'ai bien essayé, mais elle refusait.
- S'il vous plaît, sortez, intima Eddie.
En se retirant, Ted lança:
- A tout à l'heure.
Le rideau que Ted avait tiré ne laissait pas entrer assez de
jour, cette pâle lueur de l'aube, pour qu'Eddie sût quelle heure il était. Il
voyait seulement que sa montre et son poignet - ainsi que sa main et son bras -
étaient d'une couleur malsaine, grisâtre, cadavérique. Il fit tourner sa
main, mais ne distingua aucune nuance de gris. Sa paume et le dos de sa main étaient
de la même couleur; en fait, sa peau, les oreillers et les draps froissés étaient
de la même couleur: un gris de mort, uniforme. Il resta allongé à attendre
une lumière plus vraie. Par la fenêtre, il guettait le ciel. Il le vit pâlir,
lentement. Peu avant le lever du soleil, il avait pris la nuance d'une
meurtrissure vieille d'une semaine.
Eddie savait que Marion avait dû voir souvent ces heures, ces
premières lueurs. Elle les voyait sans doute en ce moment même - car sûrement,
où qu'elle ait pu être, elle ne dormait pas. Et dans toutes ses insomnies, il
savait désormais ce qu'elle voyait: la neige humide fondant sur la route mouillée,
noire, qui devait être striée par les reflets; les enseignes au néon qui
promettaient le gîte, le couvert, et même des attractions; les phares qui défilaient
sans interruption, les voitures qui roulaient au ralenti parce que tout le monde
voulait voir l'accident; le gyrophare bleu de Ia voiture de police; les
clignotants jaunes de la dépanneuse, et les feux rouges de l'ambulance, aussi.
Pourtant, dans tout ce chaos, c'était la chaussure qui avait attiré son
attention!
«Oh, regarde, Ted, il va avoir besoin de son soulier! » Elle
se rappellerait toujours avoir dit cette phrase en boitant vers l'épave, et en
se penchant.
Quel genre de chaussure était-ce? Ce détail manquant empêchait
Eddie de visualiser la jambe. Peut-être un après-ski. Peut-être une vieille
tennis, que Timmy ne craignait pas de mouiller. Mais cette absence de nom empêchait
Eddie de voir la chaussure, et ne pas la voir l'empêchait de voir la jambe. Il
ne parvenait même pas à l'imaginer.
Il avait de la chance. Marion n'avait pas cette chance-là.
Elle reverrait toujours la chaussure souillée de sang; le détail précis du
soulier l'amènerait toujours à se souvenir de la jambe.
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