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La
surdité est comique, alors que la cécité est tragique.
Prenez
Œdipe, par exemple: imaginez qu'au lieu de s'arracher les yeux il se soit crevé
les tympans. Ç'aurait été plus logique, en fait, puisque c'est par les
oreilles qu'il a appris l'atroce vérité quant à son passé, mais cela
n'aurait pas eu le même effet cathartique. Cela pourrait susciter de la pitié,
peut-être, mais pas de la terreur. Écoutez le Samson de Milton: «
0 dark, dark, dark, amid the blaze of noon, Irrecoverably
dark, without ail hope of day (« Ô
sombre, sombre, sombre, au milieu de la fournaise de midi, Irrévocablement
sombre, sans espoir de jour. ».) Quel
cri de désespoir déchirant! « 0
deaf, deaf, deaf... ( O sourd, sourd, sourd…) » n'a pas
le même pathos évidemment. Comment cela pourrait-il continuer? «
0 deaf, deaf, deaf, amid the noise of noon, If
Tecoverably deaf, without aU hope of sound (« Ô
sourd, sourd, sourd, parmi les bruits de midi, Irrévocablement
sourd, sans espoir de bruit.) » ? Non.
Bien sûr, vous pourriez arguer que la cécité est une affliction plus grande
que la surdité. Si j'avais à choisir entre les deux, je choisirais la surdité,
je l'admets. Mais ces deux infirmités sensorielles n'ont pas entre elles que
des différences de degré. Culturellement, symboliquement, elles sont antithétiques.
Le tragique par opposition au comique. Le poétique par opposition au prosaïque.
Le sublime par opposition au ridicule. Une des injures les plus fortes dans
notre langue, un peu démodée aujourd'hui, est: « Damn your eyes (maudits
soient tes yeux) ! » (beaucoup plus fort que « Fuck you!» et infiniment plus
satisfaisant - essayez cela la prochaine fois qu'un butor dans une camionnette
blanche essaiera de vous écraser.) « Damn
your ears !» ne fait pas le poids. Ou
prenez ces vers de Ben Jonson: «
Drink to me only with thine eyes, And
I will pledge with mine (« Bois
à ma santé avec tes yeux Et je
ferai serment avec les miens.) » Imaginez
qu'il ait écrit: «
Drink to me only with thine ears. » En fait,
ce n'est pas plus illogique que de dire buvez avec les yeux. Les deux métaphores
sont également impossibles à un niveau conceptuel; en fait une oreille
ressemble mieux à une coupe qu'un œil, et vous pourriez même en théorie
boire ou au moins laper quelque chose dans une oreille, la vôtre exceptée
cependant... Mais ce n'est pas poétique. Les
aveugles sont touchants. Les gens qui voient les considèrent avec compassion,
se donnent de la peine pour leur prêter assistance, les aider à traverser des
rues passantes, les avertir des obstacles, caresser leur chien. Le chien, la
canne blanche, les lunettes noires sont des signes visibles de leur infirmité
qui suscitent un mouvement spontané de sympathie. Nous autres durs de la
feuille ne disposons d'aucun signe de ce genre susceptible d'induire de la
compassion. Nos prothèses auditives sont presque invisibles et nous n'avons pas
d'adorable animal chargé de s'occuper de nous. (Quel serait l'équivalent d'un
chien d'aveugle pour un sourd? Un perroquet juché sur votre épaule vous
braillant dans l'oreille ?) Les gens qui ne vous connaissent pas ignorent que
vous êtes sourd jusqu'au moment où ils essaient de communiquer avec vous
pendant un certain temps mais sans y parvenir, et alors ils éprouvent de
l'irritation plutôt que de la compassion. «
N'insulte pas un sourd et ne mets pas d'obstacle devant un aveugle », dit la
Bible (Lev., XIX, 14). Allons, il n'y a qu'un sadique pour faire un croc en
jambe à une personne aveugle, mais même Fred laisse éclater un « Merde
alors! » quand elle ne parvient pas à se faire comprendre de moi. Les prophètes
et les voyants sont parfois aveugles – Tirésias par exemple - mais jamais
sourds. Imaginez-vous en train de poser votre question à la Sibylle et recevant
pour toute réponse un « Quoi? Quoi? » irascible. Il
y a là un conflit inégal entre les deux organes. Les yeux sont les fenêtres
de l'âme, ils expriment des sentiments, ils se présentent dans des teintes et
des couleurs subtiles, séduisantes, ils débordent de larmes, ils brillent,
luisent et pétillent. Les oreilles, eh bien, ce sont plutôt des choses qui ont
un drôle d'aspect, surtout quand elles sont écartées, des paquets de nerfs et
de peau qui sécrètent du cérumen, produisent des touffes de poils, pas étonnant
que les femmes accrochent des boucles d'oreilles à leurs lobes, les hommes
aussi bien sûr dans certaines sociétés et à certaines époques, pour
distraire l'œil de ce trou poilu qui mène tout droit à votre cerveau. En
fait, quelle autre fonction a le lobe de l'oreille? … ………… Plus
tard, au cours de la réception dans la salle des professeurs, j'ai été soumis
comme d'habitude à l'épreuve du réflexe de Lombard (essayer d’entendre
quelque chose dans une salle bruyante). Il y avait plusieurs infirmes de mon
genre parmi les invités âgés qu'attire ce genre de manifestation, et j'ai échangé
plusieurs fois des bribes de conversation du genre: «C'est terriblement bruyant
ici» - « Quoi? - « J'ai dit que c'est terriblement bruyant ici» « Désolé,
je ne vous entends pas, c'est diablement bruyant ici...» C'est
alors que Sylvia Cooper, l'épouse de l'ancien directeur du département
d'histoire, m'a embringué dans une de ces conversations où votre interlocuteur
dit quelque chose qui ressemble à une citation d'un poème dadaïste, ou à
l'une de ces phrases impossibles à la Chomsky, et où vous dites «Quoi?» ou
«Je vous demande pardon?» et votre interlocuteur répète les mêmes mots qui,
la seconde fois, se révèlent avoir un sens tout à fait banal. « La
dernière loi en danse il faisait si seau, semblait dire Sylvia Cooper, qu'on a
passé le plus colère de notre temps dans notre shit, qu'l'eau très derrière
des balais. - QUOI? - Je
disais que la dernière fois en France il faisait si chaud qu'on a passé le
plus clair de notre temps dans notre gîte, claustrés derrière les volets. - Oh, il
faisait si chaud que ça? ai-je demandé. Ce devait être pendant l'été 2003. - Oui,
on était prêt à ce que ça sonne à la pelle en droit. Mais malheureusement
c'est lâché par les puristes. - Vous
disiez ? - On était
près de Carcassonne, un bel endroit. Mais malheureusement, c'est gâché par
les touristes. - Ah,
oui, c'est partout pareil ces temps-ci, ai-je répondu sagement. - Mais
je recommande le sherry. Barque et pique-lasso se sont plaints là, vous savez.
Il y a un char à banc remisé dans la poterne. -
Sherry? ai-je dit, dubitatif. . - Céret,
c'est une petite ville aux pieds des Pyrénées, a dit Mrs Cooper quelque peu
impatiente. Braque et Picasso ont peint là. Je vous recommande l'endroit. - Ah,
oui, j'y suis allé, me suis-je empressé de dire. Il y a une assez jolie
galerie d'art. - La
muse et le lard moderne. - En
effet, ai-je dit en regardant mon verre. Je crois que j'ai besoin de refaire le
plein. Puis-je vous rapporter quelque chose?» À mon
grand soulagement, elle a décliné mon offre. Après
avoir refait le plein, je me suis réfugié en périphérie de la foule, là où
je pouvais entendre raisonnablement bien les gens qui m'accostaient. – La
vie en sourdine – p 22 et s. – 155 et s. Ed. Rivages Résumé : Desmond
a des problèmes d'ouïe. Et d'ennui. Professeur
de linguistique fraîchement retraité, il consacre son ordinaire à la lecture
du Guardian, aux activités culturo-mondaines de son épouse, dont la boutique
de décoration est devenue la coqueluche de la ville, et à son père de plus en
plus isolé là-bas dans son petit pavillon londonien. Lors
d'un vernissage, alors que Desmond ne comprend pas un traître mot de ce qu'on
lui dit et répond au petit bonheur la chance, une étudiante venue
d'outre-Atlantique lance sur lui ce qui ressemble très vite à une OPA.
Pourquoi Desmond
ne l'aiderait-il pas à rédiger sa thèse? Le
professeur hésite. Pendant ce temps son père, martial, continue à vouloir
vivre à sa guise et son épouse à programmer d'étonnants loisirs... Comique, tragique, merveilleusement auto-biographique, le nouveau roman de David Lodge s'inscrit dans le droit fil de Thérapie
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